Un film de Stéphanie Lamorré
Durée : 52mn
Année de production : 2012
Produit par Arte
Les images sur les événements du Bahreïn sont rarissimes. La petite
monarchie du Golfe ne délivre pas de visas aux journalistes. Stéphanie
Lamorré vient de passer un mois clandestinement dans le pays, où elle a
pu partager la vie des insurgés. Elle a filmé depuis l'intérieur des
villages assiégés, la situation politique et sociale, les manifestations
quotidiennes violement réprimées. Aux côtés de trois femmes, la
réalisatrice nous plonge au coeur de la réalité du pays. Nafissa, Maryam
et Zainab : trois regards croisés d'activistes courageuses qui
expliquent leur besoin vital de visibilité.
Témoigner de la situation au Bahreïn, à l'heure actuelle, relève de la mission (quasi) impossible. Avec ce document exceptionnel, tourné clandestinement au début de l'année, Stéphanie Lamorré explore la face cachée du printemps arabe. Car, depuis plus d'un an, à l'ombre des révolutions tunisienne et égyptienne, la population de cette minuscule monarchie lutte pour la démocratie. Et subit la répression aveugle de la famille régnante, qui exploite les clivages confessionnels pour opprimer la majorité chiite (75 % de la population), multiplie les arrestations, les actes de torture, les meurtres.
Autorisée à effectuer un bref séjour touristique sur le territoire, la réalisatrice a réussi à « disparaître aux yeux des autorités ». En immersion pendant un mois dans le quotidien de plusieurs femmes en lutte, elle livre un reportage brut, au coeur des événements. D'une morgue où repose le corps d'un jeune homme aux manifestations de rue, en passant par les lieux d'habitation anonymes où l'on soigne les blessés — la répression s'exerçant jusque dans les hôpitaux —, elle filme les multiples visages de la tyrannie et ceux d'une résistance pacifique désespérée. Aussi impressionnante qu'impressionniste, cette plongée dans la violence du pays aurait mérité une plus grande contextualisation. Elle restitue toutefois l'essentiel : le courage d'une population prête à payer de sa vie le prix de la liberté, l'impunité d'un régime bénéficiant d'un véritable black-out médiatique et de l'inertie de la communauté internationale. — Hélène Marzolf
Zainab (29 ans, militante / blogueuse)
Zainab est l’une des activistes avec qui Stéphanie Lamorré, la réalisatrice du documentaire
Bahreïn, plongée dans un pays interdit,
était en contact avant son arrivée au Bahreïn. Elle twitte toute la
journée pour informer le monde. Son pseudo est «angryarabia (
@angryarabiya).
Fatima (28 ans, médecin)
Fatima a été arrêtée l’an dernier parce qu’elle travaillait à l’hôpital Salmanya au moment des affrontements alors qu’elle soignait des manifestants. Elle a été condamnée à 15 ans de prison. Elle parle d’un mémo envoyé aux hôpitaux une semaine avant cette interview leur interdisant de soigner les personnes blessées lors de manifestations.
Nada (38 ans, médecin)
Nada a été arrêtée, emprisonnée et torturée pour avoir soigné des manifestants Place de la Perle lors du mouvement de contestation un an auparavant. Elle revient sur son arrestation il y a un an.
Ouahida (28 ans, infirmière bénévole)
Ouahida n’est pas infirmière, mais elle a pris des cours de premiers soins, afin d’aider ses compatriotes. Chaque jour, Ouahida prend le risque de se rendre chez des particuliers pour les soigner. Cette vidéo nous montre la manifestation du 13 février 2012 à la veille de la date anniversaire de la révolution au Bahreïn.
Zahra (22 ans, sans emploi)
Zahra’s mari est un réfugié politique qui vit hors du Bahreïn, elle attend de pouvoir le rejoindre. Au début de cette vidéo, Zahra rend visite à la famille d’un martyr en signe de soutien. Ensuite, nous la filmons dans la voiture, avant d’aller à la manifestation.
Zahra au cimetière
Zahra se rend sur la tombe de son cousin de 18 ans qui a été tué quelques jours auparavant par les forces de l’ordre. Pris en chasse par les jeeps de la police, il a été heurté violemment par deux véhicules simultanément, ce qui a provoqué une hémorragie interne. Il a ensuite été emmené au poste de police où il est décédé.
« Allahu Akbar »
Dans cette scène nous pouvons voir Ouahida et surtout sa fille crier « Allahu Akbar » en signe de contestation au régime et de soutien aux manifestants.
INTERVIEW
Claire Beaugrand : « Au Bahreïn, la contestation ne semble pas vouloir faiblir »
Comment le printemps arabe a-t-il
surgi au Bahreïn ? Quelles sont les revendications de l’opposition ?
Pour expliquer la crise actuelle, le conflit entre la majorité chiite et
la minorité sunnite au pouvoir n’est pas le seul élément à prendre en
compte. Retour avec Claire Beaugrand, spécialiste des pays du Golfe, sur
les spécificités du Bahreïn et le terreau sur lequel la contestation
violente a pu se développer.
Quelle est la spécificité du Bahreïn parmi les pays du Golfe ?
Claire Beaugrand : C’est le plus petit pays du
Conseil de coopération du Golfe,
et le plus pauvre aussi. C’est au Bahreïn qu’a eu lieu la première
découverte de pétrole de la Péninsule, en 1932. C’est aussi là que
s’établit en 1946 la résidence politique du Golfe persique, centre du
pouvoir de l’autorité coloniale britannique dans la région, après son
départ de Bouchehr en Iran. Aujourd’hui, les ressources pétrolières de
l’île sont pratiquement épuisées, et la raffinerie ne tourne que grâce
au pétrole fourni par l’Arabie saoudite, pays avec lequel Bahreïn
partage les revenus du
champ offshore d’Abu Safa.
Le Bahreïn est donc plus vulnérable économiquement. Au Koweït, par
exemple, la Constitution garantit un droit à l’emploi pour les citoyens,
ce que le Bahreïn ne pourrait absolument pas se permettre.
Comme le
Koweït, il est aussi politiquement plus en avance que ses voisins. Suite
à l’adoption d’une constitution en 1973, le Bahreïn a notamment eu une
expérience parlementaire qui a été avortée en 1975, lors de la
dissolution du Parlement. Le retour à cette Constitution de 1973 qui
définissait un système unicaméral [une chambre de représentants pour
voter les lois, ndlr] est la base des revendications politiques depuis
le début des années 2000.
La nouvelle Constitution de 2002 prévoyait
une chambre haute nommée. Beaucoup de Bahreïniens ont été déçus par ce
qu’ils estiment être un retour en arrière par rapport aux acquis de
1973. La répartition des pouvoirs entre exécutif et législatif reste une
pierre d’achoppement majeure dans le conflit actuel.
Pour expliquer la crise actuelle, on parle aussi beaucoup du
conflit entre la majorité chiite et la minorité sunnite au pouvoir.
Claire Beaugrand :
En effet, on souligne souvent l’élément confessionnel, de façon un peu
schématique mais il n’est pas le seul à prendre en compte. Il se combine
à des inégalités socio-économiques perçues comme le résultat de
politiques discriminatoires. Les chiites des villages de la périphérie
ont développé un fort ressentiment envers les autorités, car ils se
sentent victimes de discriminations pour l’accès au logement et à
l’emploi, particulièrement dans le secteur public et les ministères et
institutions sensibles ou stratégiques comme les Affaires étrangères,
l’Intérieur ou la Défense.
Est-ce le cas ?
Claire Beaugrand :
Bien que certains affirment qu’il y a bel et bien des chiites dans la
police ou l’armée, force est de reconnaître que c’est plutôt l’exception
que la règle et que ce n’est certainement pas le gros des troupes qui
vient du Pakistan, du Yémen ou de la Syrie. Les chiites y voient une
suspicion à leur égard, particulièrement depuis la révolution iranienne.
Même si de toute façon, historiquement, l’armée a toujours été encadrée
par des étrangers de Grande-Bretagne ou de la Jordanie.
Quelles sont les revendications de l’opposition ?
Claire Beaugrand : L’opposition est scindée entre ceux qui acceptent la monarchie et une minorité qui refuse sa légitimité.
Le principal parti d’opposition est le
Wefaq,
un parti islamique chiite, mais qui tend à ne pas trop mettre en avant
son identité religieuse, et fait alliance avec des partis de gauche.
Cette coalition souhaite des réformes constitutionnelles: favorable à
l’unicaméralisme, elle réclame un Premier ministre élu, c’est-à-dire
issu de la majorité parlementaire, et responsable devant le Parlement.
A
côté se sont développés des mouvements plus radicaux issus de l’islam
politique chiite tel qu’il est apparu dans l’Irak des années 1960 ou
lors de la révolution iranienne.
La césure entre les modérés et les
radicaux intervient en 2005-2006, lorsque l’opposition réformiste du
Wefaq accepte le principe d’une participation aux élections
parlementaires de 2006, rompant avec la stratégie de boycott adoptée
jusque-là et prônée par ceux qui sont opposés à tout compromis (dans
leur esprit compromission) avec le régime. L’opposition radicale, des
mouvements du Haq et Wafa, adopte une stratégie de désobéissance civile,
organise des manifestations dans les villages qui tournent souvent à
l’affrontement violent avec les forces de l’ordre, menant au cycle bien
connu de manifestation-arrestation-manifestation. C’est sur ce terreau
que s’est développée la contestation violente.
Lors du mouvement de
protestation de 2011, le courant anti-monarchique est exprimé haut et
fort, demandant ouvertement, chose assez impensable dans le Golfe, la
chute de la famille royale.
Comment le printemps arabe a-t-il surgi au Bahreïn ?
Claire Beaugrand : Ce n’est pas l’opposition parlementaire qui a appelé à la première manifestation. C’est une page Facebook des jeunes «
de la révolution du 14 février
» sur un mot d’ordre radical appelant à un changement de régime. Ce qui
est étonnant, c’est qu’au moment de cet appel du 14 février, cette
frange radicale cristallise tout le ressentiment de gens beaucoup plus
modérés, formant le gros des troupes du Wefaq. Chacun se mobilise avec
son agenda. Les slogans sont très hétéroclites, allant de « Ni chiite,
ni sunnite, mais Bahreïnien », à « Le peuple veut la réforme du régime »
ou « Le peuple veut la chute du régime ». Après les premiers morts
parmi les manifestants, le régime a cherché à négocier: le roi a chargé
le prince héritier, qui fait figure de réformiste au sein de la famille
royale, de négocier avec l’opposition, mais le dialogue échoue. Et le 14
mars 2011,
les troupes du Bouclier de la Péninsule (du Conseil de coopération du Golfe) entrent dans le pays pour protéger les installations stratégiques du pays, et l’état d’urgence est proclamé.
Où en est la contestation aujourd’hui ?
Claire Beaugrand :
Elle continue et ne semble pas vouloir faiblir, dans sa version
violente comme pacifique. Les appels à manifester du Wefaq mobilisent à
chaque fois une foule qui atteint plus de 10 000 personnes. Dans les
villages chiites, des bandes de jeunes affrontent les forces de l’ordre
chaque jour: aux cocktails Molotov des uns répondent les gaz lacrymogène
à profusion des autres.
La société est encore très traumatisée par la répression de février-mars 2011 – qui a fait l’objet d’une enquête de la
commission indépendante menée par le professeur Bassiouni,
concluant notamment à l’usage excessif de la force au recours à la
torture et établissant le nombre de 35 victimes, et par les violences
confessionnelles qui ont suivi.
A l’heure actuelle, le sentiment est
que la situation ne peut continuer ainsi et doit retourner à la normale:
les violences de rue continuent, entre les jeunes révolutionnaires et
la police, qui se sont soldé il y a peu encore par la perte de vies
humaines. L’opposition continue de reporter des cas de torture,
l’atmosphère politique est tendue et le gouvernement, furieux de
l’attention internationale portée à cette crise qui s’enlise,
s’impatiente face aux prises de position des activistes restés
complètement insensibles à sa mise en application des recommandations de
la commission Bassiouni.
Tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y a
pas d’autre solution que la négociation. Pourtant, depuis le début de
l’année 2012, le dialogue que chacun annonce et appelle de ses vœux n’a
pas eu lieu, chaque camp se renvoyant la responsabilité de cet échec.
Propos recueillis par Nora Bensaâdoune
Ahlam Oun : « Des journalistes infiltrés dévoilent la face cachée de Bahreïn »
Inspirés par le Printemps arabe, qui a
vu le jour en Tunisie avant de gagner l’Égypte, les Bahreïniens ont
choisi de commencer leur révolution le 14 février 2011. L’appel à la
révolte est né de jeunes pleins d’espoir qui demandaient pacifiquement
une réforme en profondeur du régime. Leur soif de liberté s’est heurtée à
une répression brutale, au cours de laquelle de nombreux manifestants
ont été tués, emprisonnés, torturés, renvoyés ou expulsés.
Depuis, le régime de Bahreïn a tout fait pour renvoyer une image
positive à la communauté internationale, et de nombreux journalistes
étrangers ont été interdits dans le pays, tandis que d’autres ont été
renvoyés une fois arrivés à l’aéroport. Par exemple, Nick Kristof,
l’éditorialiste du New York Times deux fois lauréat du Prix Pulitzer,
n’est toujours pas autorisé à pénétrer dans le pays. Il y a deux
semaines, il a posté ceci sur son compte Twitter :
@NickKristof :
« Bahreïn me refuse un visa, mais on peut lire sur la timeline @nazihasaeed que cette journaliste a été torturée. »
Pour faire leur travail, certains journalistes viennent à Bahreïn
incognito, s’introduisent dans les villages et se mêlent directement aux
opposants pour constater eux-mêmes les agissements cruels de ce régime,
dissimulés par les gratte-ciel, les hôtels cinq étoiles et les plages
privées.
Lorsqu’on est journaliste infiltré, on court constamment le risque
d’être découvert et, dans ce cas, attaqué par la police, emprisonné ou
immédiatement expulsé. Pourtant, plusieurs membres de la profession sont
prêts à prendre ce risque. Les insurgés ne demandent pas à voir leur
carte de presse. À vrai dire, ils s’en moquent, du moment que cela
permet à leur voix d’être entendue.
Les contestataires qui aident les journalistes non autorisés par le
régime courent eux aussi le risque d’être frappés et arrêtés. Récemment,
les membres de l’équipe de Jonathan Miller, le correspondant des
affaires étrangères pour Channel 4, ont été arrêtés et renvoyés chez eux
alors qu’ils couvraient les protestations pendant le Grand Prix de
Formule 1 d’avril 2012. Les Bahreïniens qui les ont aidés, Ali Al Aali,
le chauffeur, et Ala’a Al-Shehabi, un militant, ont été arrêtés avant
d’être libérés.
Les journalistes qui suivent les voies légales n’ont pas été traités
correctement non plus. Des reporters d’une chaîne européenne ont demandé
l’autorisation d’entrer à Bahreïn trois jours pour préparer un
documentaire sur le soulèvement du 14 février. Le visa leur a été
accordé, mais leurs caméras et leur matériel ont été confisqués à
l’aéroport, où on leur a dit :
« C’est la procédure normale, on vous les rendra quand on aura terminé toute la paperasse. »
Une importante manifestation en faveur de la démocratie devait avoir
lieu, alors les autorités ont délibérément retardé l’équipe de tournage
jusqu’à la fin de la contestation.
Un mois plus tard, le documentaire a été diffusé. Il montrait les
caméras confisquées à l’aéroport, ainsi que les journalistes obligés de
se cacher sur les toits pour couvrir les manifestations et de réaliser
leurs interviews à l’abri des regards, à l’aide d’iPhones et de caméras
miniatures. Mais quand ils avaient rendez-vous avec les autorités
pro-gouvernementales, il n’y avait plus aucun problème. Cela montre bien
à quel point le régime est partial.
Les risques encourus à Bahreïn par les journalistes étrangers ne sont
rien comparés à ce qu’ont subi les journalistes bahreïniens qui ont
manifesté pour la démocratie. Plus de 70 d’entre eux ont perdu leur
travail, comme le dessinateur Ali-Bazzaz, ou ont été torturés comme la
correspondante de France 24, Nazeeha Al-Saeed, ou encore violemment
frappés et emprisonnés comme le présentateur télé et journaliste sportif
Faisal Hayat.
Esmat Al Mosawi, une ancienne journaliste bahreïnienne, a twitté ceci :
«
J’ai été virée de mon boulot pour avoir réclamé la démocratie. Je
n’aurais jamais cru que 140 caractères sur Twitter me donneraient
beaucoup plus de liberté pour exprimer mes opinions qu’une pleine page
dans un journal censuré par l’État. »
Les médias du monde entier ne seront donc pas surpris de trouver
Bahreïn en 173e position du classement 2011/2012 de la liberté de la
presse de
Reporters Sans Frontières, soit dans le peloton de queue, juste au-dessus de la Chine, de l’Iran et de la Syrie.
Photo : Des journalistes bahreïniens portant une pancarte «
médias et journalistes » pris pour cible par les autorités lors du
mouvement contestataire « Unis Pour La Démocratie » du 27 avril 2012.
Ahlam Oun
est une jeune bloggeuse militante originaire de Bahreïn. Elle monte des
programmes d’aide aux jeunes axés sur le volontariat, la prise de
parole publique et la gestion de projet. Elle a fondé « Mumayaz,
Inspiring Youth », un programme d’échange culturel entre Bahreïn et le
Japon, et a également travaillé pour l’ONG « Search for Common Ground »,
dont le but est la prévention des conflits.
Après le soulèvement du 14 février à Bahreïn, Ahlam a ouvert un blog
sous son vrai nom, alors qu’elle postait anonymement depuis 2008. Elle
écrit principalement en anglais et s’intéresse surtout à la question des
droits de la jeunesse, de l’injustice et de la violation des droits de
l’homme.
Le blog d’Ahlam «
Making Noise »
Le compte Twitter d’Ahlam :
@AhlamOun
Rapport très détaillé de Human Rights Watch sur les événements de 2011 au Bahreïn
Événements de 2011
A la mi-février 2011, les autorités du
royaume de Bahreïn ont eu recours à la force létale pour réprimer des
manifestations pacifiques contre le gouvernement et pour la démocratie,
tuant sept personnes et en blessant beaucoup d'autres. La répression a
repris à la mi-mars, avec l'arrivée de troupes en provenance d'Arabie
saoudite et le lancement par l'armée et les forces de sécurité
bahreïnies d'une campagne systématique de représailles, marquée par
l'arrestation de milliers de manifestants ou de partisans du mouvement
de protestation. Les autorités ont licencié des centaines de
fonctionnaires soupçonnés de soutenir les manifestations, tout comme les
grandes entreprises privées à forte participation de l'État.
L'usage par les forces de sécurité de plombs de chasse, de balles en
caoutchouc et de gaz lacrymogènes, ainsi que de balles réelles, est à
l'origine de la plupart des morts et des blessures causées aux
manifestants et aux badauds. Les attaques contre les contestataires se
sont poursuivies après la levée officielle par les autorités de “l'état
de sûreté nationale”, le 1er juin. Au moment de la rédaction de ce
rapport, plus de 40 personnes avaient été tuées lors d’incidents liés à
la répression des manifestations, dont quatre personnes qui sont mortes
en détention en avril du fait de tortures ou de non-assistance médicale,
ainsi que plusieurs membres des forces de sécurité.
Droit de réunion
Aux premières heures de la matinée du 17 février, les forces de
sécurité ont attaqué les manifestants pacifiques rassemblés au
rond-point de la Perle à Manama, la capitale. Beaucoup d'entre eux
dormaient. L'attaque a fait quatre morts et des centaines de blessés
parmi les protestataires. Le 18 février, les forces de sécurité et les
Forces de défense de Bahreïn (FDB) ont tiré des balles réelles et des
balles en caoutchouc sur des manifestants pacifiques qui défilaient vers
le rond-point de la Perle—qui était alors occupé par des chars des FDB,
des véhicules blindés et des unités de police—tuant Abd al-Ridha Bu
Hameed.
Le 19 février, les autorités ont ordonné aux forces de sécurité et
aux militaires de se retirer et les manifestants ont réoccupé le
rond-point de la Perle. Pendant quatre semaines, les contestataires se
sont rassemblés sur ce rond-point et en d'autres lieux pour exprimer
leur opposition au gouvernement et à la famille régnante des Al Khalifa.
Le prince héritier, Salma bin Hamad bin Isa Al Khalifa, est intervenu à
la télévision nationale et a garanti que les protestataires seraient
autorisés à manifester au rond-point de la Perle, sans risquer d'être
arrêtés ou attaqués par les forces du gouvernement.
Le 16 mars—au lendemain de la proclamation par le roi Hamad d'un « état de sûreté nationale »,
équivalant à l'état d'urgence—les forces de sécurité et les militaires
ont dégagé par la force le rond-point de la Perle, qui était le centre
de gravité de la protestation anti-gouvernementale. Le même jour, ces
forces ont dispersé des manifestants dans les villages des environs de
Manama et ont encerclé le complexe médical Salmaniya, le plus grand
hôpital public du pays, empêchant les patients et les équipes médicales
d'entrer ou de sortir. Au moins six personnes, dont deux policiers, ont
été tuées durant les heurts du 16 mars.
Après avoir levé l'état d'urgence le 1er juin, les autorités ont
autorisé Al Wefaq, le plus important groupe politique d'opposition du
pays, à organiser plusieurs rassemblements, qui sont demeurés
pacifiques, mais des heurts avec les forces de sécurité se sont produits
régulièrement quand les protestataires manifestaient dans des villages
chiites. Au moins onze contestataires et badauds, dont deux jeunes de
moins de 18 ans, avaient succombé à des blessures reçues lors de
manifestations, entre le 1er juin et le jour où ce rapport était rédigé.
Arrestations arbitraires et détentions
Depuis la mi-mars, les forces de sécurité ont arrêté plus de 1.600
personnes qui participaient aux manifestations anti-gouvernementales ou
étaient soupçonnées de les soutenir. Certaines de ces personnes arrêtées
et détenues étaient des enfants. A maintes reprises, des hommes armés
et masqués, certains en uniforme, d'autres en civil, ont fait sortir des
personnes de chez elles lors de coups de filet nocturnes et les ont
transférées vers des lieux inconnus. D'autres personnes ont été arrêtées
sur leur lieu de travail ou extraites de force de leur voiture à des
points de contrôle. Les autorités ont maintenu la plupart d’entre elles
au secret pendant des semaines, parfois des mois. Les détenus n'avaient
que très peu, voire pas du tout, de contacts avec des avocats ou des
membres de leurs familles, sauf lorsqu'ils étaient déférés devant un
tribunal militaire spécial.
Parmi les personnes détenues sans possibilité de communiquer avec
l'extérieur, se trouvaient des médecins, des enseignants, des étudiants,
des athlètes, un avocat en vue et des dirigeants de groupes politiques
d'opposition parfaitement légaux. Ibrahim Sharif, un sunnite qui dirige
le groupe laïc National Democratic Action Society (Groupe d'action
démocratique national), a été l'une des premières personnes arrêtées,
lors d'un raid nocturne le 17 mars. Matar Ibrahim Matar et Jawad
Fairouz—qui représentaient Al Wefaq, le principal groupe d'opposition au
parlement avant la démission collective de ses membres en signe de
protestation en février—ont été arrêtés le 2 mai. Les autorités ont
libéré MM. Matar et Fairouz en août mais ils ont encore à répondre de
chefs d'accusation relatifs à leurs activités politiques.
Des dizaines de personnes étaient toujours en détention préventive en
octobre, sans compter plus de 250 autres qui ont été reconnues
coupables et condamnées par des tribunaux militaires spéciaux. Le
gouvernement a fourni très peu d'informations sur le nombre des
personnes arrêtées et ne donnait généralement les raisons de leur
arrestation qu'une fois les détenus inculpés devant les tribunaux
militaires spéciaux.
Tortures, sévices et violations de droits
En avril, quatre personnes sont mortes en détention, apparemment pour
cause de torture et de manque de soins médicaux. Le corps d'une d'entre
elles—Ali Isa Ibrahim Saqer, arrêté dans une affaire relative à la mort
de deux policiers—présentait des signes irréfutables de torture. Le 28
avril, la chaîne Bahrain TV a diffusé ce qu'elle a présenté comme les
aveux de M. Saqer en rapport avec le procès de ses co-accusés, bien que
les autorités eurent informé sa famille de sa mort le 9 avril.
Abdulhadi al-Khawaja, un militant des droits humains et activiste
politique en vue, a comparu devant un tribunal militaire spécial le 8
mai avec des traces de fractures sur le visage et des blessures à la
tête, résultant apparemment d'un violent passage à tabac subi après son
arrestation le 9 avril. Plusieurs de ses co-accusés présentaient eux
aussi les stigmates de possibles sévices ou mauvais traitements. Depuis
la mi-février, des dizaines de détenus libérés, parmi lesquels des
médecins, des infirmiers et des auxiliaires de santé qui avaient été
arrêtés en mars et avril, ont affirmé avoir été battus ou torturés
pendant leur détention, souvent pour leur extorquer des aveux.
Le 23 février, les autorités ont libéré de prison 23 dirigeants et
militants de l'opposition qui avaient été arrêtés entre la mi-août et le
début de septembre 2010 pour de prétendues activités terroristes.
Plusieurs membres de ce groupe ont décrit de longues séances
d'interrogatoire, lors desquelles ils avaient les yeux bandés et étaient
soumis à des sévices physiques et psychologiques, dont certains
équivalaient à des tortures. Ces mauvais traitements incluaient des
menaces, des humiliations, des enfermements solitaires, des coups à la
tête, à la poitrine et sur d'autres parties sensibles du corps, des
coups de bâton ou de tuyau sur la plante des pieds, la privation de
sommeil, l'interdiction d'accéder aux toilettes et des électrochocs.
Certains ont affirmé avoir fait l'objet de harcèlement ou d'agression
sexuelle. La plupart de ces personnes ont été de nouveau arrêtées depuis
lors.
Les autorités ont rejeté des demandes de visite des lieux de
détention présentées par des organisations indépendantes humanitaires ou
de défense des droits humains, ainsi que par les organes des Nations
Unies chargés des droits humains.
Procès iniques devant des tribunaux militaires spéciaux
Le 15 mars, le roi Hamad a créé par décret des tribunaux militaires
spéciaux, appelés « Cours de sûreté nationale », pour juger les
protestataires et les personnes considérées comme soutenant les
manifestations de rue. Le commandant en chef des FDB, le maréchal
Khalifa bin Ahmed Al Khalifa, a nommé le juge militaire qui préside la
cour, ainsi que deux juges civils et le procureur militaire qui instruit
les dossiers.
Depuis mars, les autorités ont jugé plusieurs centaines de personnes
devant ces tribunaux militaires et plus de 300 d'entre elles ont été
déclarées coupables et condamnées.
Parmi les personnes condamnées par le tribunal militaire spécial à
des peines de prison allant de cinq ans à la détention à perpétuité,
figuraient, le 22 juin, Sharif al-Khawaja et 19 autres dirigeants du
mouvement de protestation, dont sept étaient jugés par contumace. Ils
étaient accusés d'avoir appelé à un changement de gouvernement, pris la
tête de manifestations « illégales », « répandu de fausses nouvelles » et « nui à la réputation »
du pays. Les enregistrements des procès ne contenaient aucune preuve
permettant de lier les accusés aux actes de violence commis, ni à
d'autres actes criminels identifiables. Une cour d'appel a confirmé
leurs condamnations et leurs peines le 28 septembre.
Le 28 avril, le tribunal militaire spécial a condamné à mort quatre
des accusés et trois autres à la prison à vie, pour leur implication
prétendue dans le meurtre de deux policiers. Deux de ces peines de mort
ont été confirmées par la Cour d'appel de sûreté nationale, tandis que
les deux autres étaient commuées en prison à vie. Le 29 septembre, le
tribunal militaire spécial a condamné à mort un autre accusé pour le
meurtre présumé d'un troisième policier.
Les avocats qui défendaient les suspects devant le tribunal militaire
spécial ont eu un accès très limité à leurs clients et n'ont pas été en
mesure de préparer leur défense de manière adéquate. Dans de nombreux
cas, les condamnations étaient fondées uniquement sur des pièces à
conviction secrètes fournies par le procureur militaire, sur les
dépositions des personnes ayant mené les interrogatoires et sur des
aveux dont les accusés ont affirmé qu'ils leur avaient été extorqués par
la force.
Les tribunaux militaires spéciaux ont cessé de siéger le 7 octobre,
plus de trois mois après la prise d'un décret par le roi Hamad le 29
juin, qui était censé transférer aux tribunaux civils toutes les
affaires liées au mouvement de protestation.
Agressions contre des médecins et des personnels soignants
Depuis le début du mouvement de contestation anti-gouvernementale à
la mi-février, Human Rights Watch a documenté l'imposition de
restrictions à la fourniture de soins d'urgence dans des infirmeries
temporaires, l'organisation du siège d'hôpitaux et de cliniques par les
forces de sécurité, l'arrestation et le passage à tabac de personnes qui
avaient été blessées lors des manifestations et l'arrestation de
médecins et d'autres personnels de santé qui critiquaient ces actes.
La police a attaqué une tente où des volontaires dispensaient des
soins médicaux lors de l'assaut du rond-point de la Perle le 17 février,
frappant et arrêtant des médecins et des infirmiers, en même temps que
des manifestants. En riposte à cette attaque et aux allégations selon
lesquelles les autorités empêchaient l'envoi d'ambulances pour s'occuper
des protestataires blessés, des manifestants se sont rassemblés devant
les services d'urgence de l'hôpital Salmaniya, avec le soutien de
membres du personnel soignant. Pendant plusieurs semaines, les alentours
du complexe hospitalier sont devenus le théâtre de manifestations
anti-gouvernementales, avec affiches, tentes, photos des protestataires
blessés et discours des dirigeants de l'opposition.
Les FDB se sont emparées de l'hôpital Salmaniya le 16 mars et ont
imposé des restrictions aux entrées et sorties. Les personnels
hospitaliers et les manifestants qui y étaient soignés pour des
blessures étaient soumis à des harcèlements et à des violences, qui
parfois atteignaient le niveau de la torture, et à des arrestations. Les
forces de sécurité ont également effectué des raids sur d'autres
établissements de santé, où elles ont soumis le personnel médical à des
interrogatoires et procédé à des arrestations.
Le 29 septembre, le tribunal militaire spécial a condamné 20 médecins
et personnels soignants qui étaient accusés de crimes graves, notamment
d'enlèvement et de stockage d'armes à l'hôpital Salmaniya, à des peines
de prison de 5 à 15 ans. Le tribunal a dénié aux médecins et aux autres
personnels soignants le droit à un procès équitable, en appuyant ses
décisions sur des éléments de preuve douteux ou discutables, comme des
aveux extorqués, des rumeurs et des « preuves secrètes »
présentées par les personnes ayant mené les interrogatoires, qui
faisaient souvent office de principaux témoins de l'accusation. Les
juges ont également empêché les médecins et les personnels soignants de
témoigner pour leur propre défense. Au moment de la rédaction de ce
rapport, un tribunal civil devait entendre le 28 novembre l'appel des
médecins et des personnels soignants.
Vingt-huit autres médecins et personnels soignants étaient accusés de délits devant un tribunal civil.
Licenciements sommaires dans les entreprises et les universités
Selon la Fédération générale des syndicats bahreinis, les ministères,
d'autres organes de l'État et des compagnies privées dans lesquelles
l'État a une participation importante, ont licencié plus de 2.500
employés au cours de la première moitié de l'année.
Dans la plupart des cas, la raison invoquée pour le limogeage était
l'absence du lieu de travail pendant et immédiatement après les
manifestations de rue, mais les licenciements semblent avoir été décidés
de manière arbitraire et effectués en violation de la loi bahreïnie.
Le 19 avril, l'Agence de presse Bahrain News Agency (BNA) a rapporté
que l'Université de Bahreïn avait renvoyé 200 étudiants, enseignants et
autres employés, en rapport avec les manifestations et les heurts
survenus sur le campus en mars. Le 25 mai, selon BNA, le ministre de
l'éducation Majid al-Nuaimi a confirmé que certains étudiants, à Bahreïn
et à l'étranger, qui avaient participé aux manifestations
anti-gouvernementales, avaient perdu leurs bourses d'études.
L'Université de Bahreïn a exigé que tous les étudiants signent une
déclaration de loyauté envers la famille régnante avant de pouvoir se
réinscrire quand l'université a rouvert ses portes début mai, puis de
nouveau à la rentrée de septembre.
Droits des femmes
A la différence des sunnites, les chiites ne disposent pas de lois
sur le statut personnel qui traitent du mariage, du divorce, de tutelle,
de garde légale des enfants ou d'héritage. Ces questions sont laissées à
l'appréciation du juge dans les tribunaux chiites. Le code pénal ne
traite pas de manière adéquate de la violence contre les femmes car il
ne contient pas de dispositions globales sur le harcèlement sexuel ou la
violence familiale. Le viol peut être puni de la prison à vie mais le
viol par le mari n'est pas considéré comme un crime.
Travailleurs migrants
Plus de 460.000 travailleurs immigrés, essentiellement en provenance
d'Asie, sont employés à Bahreïn sous des contrats temporaires dans la
construction, le travail domestique et d'autres services. Les
infractions à leur égard, telles que le non-paiement des salaires, la
confiscation du passeport, l'octroi de logements insalubres, des heures
de travail excessives et des sévices physiques, sont monnaie courante.
Une réforme de 2009 permettant aux travailleurs de changer d'emploi plus
librement n'a toujours pas été largement révélée au public et ne
s'applique pas aux employés de maison, qui sont également exclus des
protections offertes par le droit du travail. Bahreïn a voté pour la
Convention sur le travail domestique de l'Organisation internationale du
travail (OIT), mais ne l'a toujours pas ratifiée et n'a pas non plus
adopté un projet de loi nationale sur le travail domestique.
Acteurs internationaux clés
Des troupes, en provenance principalement d'Arabie saoudite et des
Émirats arabes unis, sont entrées sur le territoire de Bahreïn le 14
mars, pour soutenir la répression par le gouvernement de manifestations
qui étaient dans une large mesure pacifiques.
Bahreïn est le port d'attache de la Cinquième flotte de la marine
américaine et les États-Unis vendent de l'équipement militaire au
royaume, considéré comme un “important allié à l'extérieur de l'OTAN.”
Après les attaques de février contre les manifestants, le Royaume-Uni et
la France ont annoncé qu'ils cesseraient leurs ventes et leur aide à
Bahreïn dans les domaines militaire et sécuritaire, et les États-Unis
ont indiqué qu'ils “réexamineraient” ce genre de ventes. En septembre,
le Département de la défense américain a officiellement informé le
Congrès d'un projet de vente aux FDB de véhicules blindés Humvee et
d'autres équipements pour une valeur de 53 millions de dollars, et de
l'octroi à Bahreïni de 15 millions de dollars dans le cadre de l'aide
financière militaire à l'étranger.
Le président américain Barack Obama a téléphoné au roi Hamad le 18
février après que les forces bahreinies eurent tiré sur les manifestants
et, selon une déclaration de la Maison Blanche, a “réitéré sa
condamnation de la violence exercée contre des manifestants pacifiques,”
puis dans un discours prononcé le 19 mai, a critiqué “les arrestations
massives et l'usage de la force sans retenue” de la part du
gouvernement. Pour l'essentiel cependant, les grands alliés occidentaux
de Bahreïn—les États-Unis, l'Union européenne et ses États membres—ont
été très modérés dans leurs critiques publiques des graves violations
des droits humains commises par Bahreïn, d'une façon qui contrastait
fortement avec leurs déclarations publiques concernant d'autres
gouvernements qui se livraient à des violations similaires dans la
région. Ils se sont aussi abstenus de susciter la moindre action au
Conseil des droits de l'homme des Nations Unies.
Le 29 juin, le roi Hamad a pris un décret créant la Commission
d'enquête indépendante de Bahreïn (CEIB), dirigée par Cherif Bassiouni
et quatre autres experts des questions de droits humains de réputation
internationale. Le mandat de cette commission est d'enquêter sur “les
événements qui se sont déroulés à Bahreïn en février et mars 2011, ainsi
que les conséquences qui en ont découlé.” La commission devait remettre
ses conclusions le 23 novembre.
Le Bureau du Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme
et le Secrétaire général de l'ONU se sont félicités de la création de
la CEIB. Le gouvernement américain a déclaré qu'il attendrait le rapport
final de la commission et la réponse du gouvernement bahreïni avant de
prendre une décision définitive sur les ventes d'armes de 53 millions de
dollars.
Après la répression de mars, le gouvernement bahreïni a imposé de
sévères restrictions d'accès au pays aux journalistes indépendants et
aux organisations internationales de défense des droits humains, y
compris à Human Rights Watch.