Il est un intime de Dominique de Villepin, mais compte aussi de
solides appuis à l'Elysée et dans la police. Comment le gamin de
banlieue, devenu un financier flamboyant, s'est-il ouvert presque tous
les cercles du pouvoir? Son itinéraire ne cesse de fasciner ou
d'inquiéter.
Nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les
autres et pour nous."
Alexandre Djouhri a fait sienne la maxime de
Diderot : à 52 ans, alors que La République des mallettes (Fayard),
livre réquisitoire du journaliste Pierre Péan, le propulse en pleine
lumière, l'homme d'affaires demeure à bien des égards une énigme.
Inconnu du grand public, intime du pouvoir chiraquien puis sarkozyste,
il croise depuis vingt-cinq ans dans les eaux des lucratifs contrats
internationaux, là où l'argent réconcilie affaires et politique. Il
impose - parfois avec fracas - sa mise impeccable et son visage en lame
de couteau au bar des palaces ou dans des aéroports de fortune. Toujours
là où il faut être vu, jamais où on l'attend.
Résidant en Suisse, Alexandre Djouhri puise dans son carnet
d'adresses pour proposer aux groupes industriels français des
partenariats dans l'aéronautique, le recyclage des eaux usées (en 1990, il entre à
Vivendi Environnement, devenu
Veolia.
) et même,
désormais, le nucléaire. Il est présenté comme «
l'homme sans qui son PDG Henri Proglio n'est rien »
.Henri Proglio confiait que son amitié avec Djouhri
remontait "à plus de dix ans" et refusait d’infirmer la rumeur
persistante selon laquelle l’intermédiaire serait détenteur d’une
importante participation dans Véolia (dont Proglio fut le PDG) tout en
précisant : "Veolia est une belle entreprise. Beaucoup d'observateurs
recommandent d'y investir."
Ses terrains de chasse de prédilection - hier,
l'Afrique, le Moyen-Orient et la Libye - s'élargissent aujourd'hui à la
Russie et à la Chine. A Londres, le siège d'une de ses sociétés,
Adenergy Limited, se situe dans un appartement qu'il loue dans un
luxueux immeuble du quartier de Knightsbridge. Mais ses véritables
bureaux sont ailleurs : dans les palaces, comme le Ritz ou le Crillon, à
Paris, où il régale ses convives à coups de Château Latour, à près de 3
000 euros la bouteille.
Une plaie ouverte dans la démocratie ?
"Djouhri
? Une balle entre les deux yeux !" cinglait Nicolas Sarkozy, il y a
encore quelques années, voyant en lui un possible financier occulte du
clan Chirac. Depuis 2006, le banni est revenu en grâce. Il a séduit
Claude Guéant, en faisant profiter Paris de ses contacts à Tripoli. Il s'est imposé à l'Elysée sans pour autant cesser de
fréquenter l'ex-Premier ministre Dominique de Villepin, qu'il surnomme
"le Poète", sur les pistes de Megève et à Monaco.
Ses amis décrivent une sorte de corsaire attachant, négociant
au mieux de ses intérêts, mais toujours "soucieux de porter haut les
couleurs de la France". Ses détracteurs brossent le portrait d'un
flibustier sans foi ni loi, ensorcelant les puissants afin d'en faire
ses obligés. Une plaie ouverte dans la démocratie ? Dans son livre,
Pierre Péan lui prête cette phrase pleine de pragmatisme à défaut de
poésie : "Je les tiens tous par les couilles !" Dans les milieux
d'affaires internationaux, pareil style détonne. Ses manières jurent
avec celles de son principal concurrent, et ennemi, le Franco-Libanais
Ziad Takieddine. Ce dernier est issu d'une famille de la bourgeoisie
druze. Alexandre Djouhri, lui, s'est fait une place au
soleil, à travers la grisaille de la banlieue nord de Paris.
Originaire de Kabylie, en Algérie, sa famille, s'installe à
Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), puis à Sarcelles (Val-d'Oise), alors
que les blocs de béton commencent à coloniser les champs. Les parents
ont choisi d'appeler leur fils "Ahmed", mais, dès l'adolescence,
celui-ci préfère "Alexandre", en référence, d'après ses copains de
l'époque, à Alexandre le Grand... "Alex a grandi parmi cinq frères et
cinq soeurs", se souvient l'un de ses amis. Son ascenseur social
comptera quatre étages, le "show-biz", les milieux diplomatiques, les
services de renseignement, avant la reconnaissance suprême : l'accession
aux cercles de pouvoir, industriels et politiques. Lorsque la
machinerie menace de se bloquer, l'impatient peut compter sur la
franc-maçonnerie, utilisée comme un escalier de service.
Blessé dans le dos par une balle de 11.43
Au
milieu des années 1980, Alexandre Djouhri fréquente les discothèques
branchées de la capitale. Il range sa BMW aux sièges de cuir blanc ou
ses motos devant l'Apocalypse ou le Beaugrenelle, très en vogue dans le
milieu. Il se lie avec Anthony Delon, fils de la star, fasciné par les
voyous et leurs amitiés viriles. Ensemble, ils ont l'idée de lancer la
marque de vêtements Anthony Delon, ce qui aiguise les appétits. La
brigade criminelle y voit l'origine d'une série de règlements de
comptes, commis entre 1985 et 1989, en région parisienne.
Le soir du 4 avril 1986, alors qu'il quitte un atelier de
confection, "Alex" est blessé dans le dos par une balle de 11.43. Le
test de poudre effectué sur ses mains semble démontrer qu'il a riposté à
coups de 9 mm... Alexandre Djouhri, lui, conteste avoir tiré. Il n'a
d'ailleurs jamais été poursuivi pour des affaires de banditisme. Trois
ans plus tard, les inspecteurs de la PJ, qui ont placé la petite bande
sur écoutes, le surprennent en pleine conversation avec... le grand
patron de la police, François Roussely, aujourd'hui vice-président du
Crédit suisse en Europe. "Ils échangeaient des banalités sans lien avec
le dossier, mais ce coup de téléphone montrait déjà la proximité d'Alex
avec le pouvoir", analyse un enquêteur.
Cette page, Alexandre Djouhri voudrait l'effacer. Il est vrai
qu'il a rompu, d'un coup, avec ses relations de jeunesse, devenues
encombrantes. Et lorsqu'on évoque cette période de sa vie, il fustige
une attaque raciste.
Ainsi
Bernard Squarcini, patron de la DCRI, a admis
avoir délivré en 2005 une attestation de moralité pour Djouhri pour le
dédouaner de toute responsabilité dans une affaire de règlement de
comptes remontant à 1986. Le grand flic expliquait de plus avoir
organisé, en 2006 dans les salons de l’hôtel Bristol, une
"réconciliation" entre l’intermédiaire et Nicolas Sarkozy : "Il fallait lever le malentendu [entre Djouhri et Sarkozy ].
Djouhri sert notre pays et le bleu-blanc-rouge. Bien sûr, il fait des
affaires pour lui, mais il en fait profiter le drapeau… Claude Guéant a
été surpris et émerveillé par son relationnel.
Aujourd'hui, à l'international, soit on se repose sur Kouchner [à
l’époque ministre des affaires étrangères], soit on veut aller droit au
but et prendre un circuit court... ".
Il lance l'Agence de presse euro-arabe
Plus
haut, plus loin : les années 1990 sont celles de l'envol. En
discothèque, le jeune homme sympathise avec Fara M'Bow, fils du
directeur général de l'Unesco, à Paris. Ses relations lui ouvrent les
portes de l'international, notamment en Afrique noire et au Maghreb. Dès
lors, Alexandre Djouhri étoffe son carnet d'adresses, lançant l'Agence
de presse euro-arabe. Il fréquente aussi Souha Arafat, épouse du chef de
l'OLP, et tente de s'implanter en Algérie. "En 2006, lors de
l'hospitalisation du président Bouteflika à Paris, Alexandre s'est plié
en quatre pour lui rendre le séjour agréable", se souvient l'un de ses
associés en affaires.
"Il s'efforce de pénétrer l'intimité de ses maîtres"
Un tel activisme attire rapidement l'attention des services de
renseignement (RG, DST, DGSE). Alexandre Djouhri devient l'ami de
plusieurs policiers corses, dont François Casanova, sans doute l'un des
meilleurs limiers des RG. Par son entremise, il se fait présenter son
supérieur, le commissaire Bernard Squarcini, spécialiste de la lutte
antiterroriste. En 1996, quand la mairie de Bordeaux (Gironde) est visée
par un attentat du FLNC, ce haut responsable policier est sur le point
d'être évincé, car Matignon lui reproche de n'avoir pas su empêcher
l'attaque. Djouhri se démène alors pour convaincre son ami Maurice
Gourdault-Montagne, directeur du cabinet du Premier ministre, du
professionnalisme de Squarcini. Le couperet est passé si près que ce
dernier saura s'en souvenir. Dix ans plus tard, il permet d'aplanir le
différend entre Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, et
Alexandre Djouhri, taxé de chiraquisme : l'armistice est signé, en 2006,
lors d'un déjeuner de réconciliation à l'hôtel Bristol, à deux pas de
la place Beauvau.
Dans le jeu politique et industriel, Alexandre Djouhri aurait
pu ne rester qu'une simple marionnette. "Mais, chaque fois, il s'efforce
de pénétrer l'intimité de ses maîtres", avance Pierre Péan. Son entrée
dans le monde du CAC40 marque l'ultime étape de son ascension. Son
arrivée chez Vivendi Environnement (aujourd'hui Veolia), au début des
années 2000, suscite une vive controverse. Malgré les mises en garde, et
la fuite opportune de rapports de police, Alexandre Djouhri devient un
proche conseiller du principal dirigeant de l'entreprise à l'époque,
Henri Proglio. Considéré comme intouchable, "M. Alexandre" s'attache
alors à "dézinguer" un à un ses ennemis au sein de la société. Sa force ?
Rester lui-même. Conserver ce côté "canaille" qui bluffe et distrait
les puissants. "Il les fait rêver. Il offre un appel d'air à ces gens
entourés de conseillers compassés", souligne un homme d'affaires qui
l'observe depuis des années.
Cette énergie est parfois difficile à canaliser : en novembre
2009, Alexandre Djouhri est condamné par le tribunal de police de Paris
pour avoir rossé un concurrent dans une chambre de l'hôtel George-V.
Henri Proglio lui-même, devenu entre-temps PDG d'EDF, semble prendre ses
distances. A Pierre Péan le grand patron a avoué apprécier le côté
"marrant, hors normes et assez séducteur" du bonhomme, mais confie qu'il
a "mal évolué dans les dernières années". Alexandre Djouhri, lui,
fustige des "rumeurs fantaisistes et malveillantes" colportées dans La
République des mallettes, lui prêtant un pouvoir et une influence qu'il
n'a "jamais eus". De ce personnage de roman, difficile de brosser un
portrait nuancé, tant il déploie d'énergie à se faire aimer. Et
d'application à se faire détester.
Alexandre Djouhri n'a pas toujours eu que des amis à l'Elysée.
Ainsi, il s'est opposé à l'ex-conseiller pour la justice de Nicolas
Sarkozy,
Patrick Ouart. Celui-ci affirme même avoir été informé de
menaces proférées à son encontre, en 2009, devant témoins, par l'homme
d'affaires. Ce jour-là, "Alex" Djouhri aurait lancé : "Avec son format,
une balle ne peut pas le rater !"
L'Express a fait état de l'incident le 11 mars 2010. Contestant
avoir tenu de tels propos, Alexandre Djouhri a intenté des poursuites en
diffamation contre l'hebdomadaire, réclamant 850 000 euros. Lors de
l'audience, L'Express a produit une attestation de Patrick Ouart
confirmant ses informations. Selon lui, "deux personnes dignes de foi"
lui avaient rapporté les "vifs reproches et menaces" d'Alexandre
Djouhri. Hasard du calendrier, le jugement est attendu le 14 septembre,
le jour de la sortie du livre de Pierre Péan, qui revient sur
l'épisode.
Le différend a pour toile de fond le dossier de l'
Angolagate, une
affaire de vente d'armes à destination de Luanda. En octobre 2009, des
intermédiaires, soupçonnés d'avoir touché de substantielles commissions,
attendent avec anxiété le jugement du tribunal correctionnel de Paris.
Parmi eux, l'homme d'affaires Pierre Falcone, protégé de l'Angola.
Selon plusieurs sources concordantes, Alexandre Djouhri se fait
alors le "messager" du président angolais Dos Santos, qui souhaite
obtenir la relaxe de Falcone. L'intervention du secrétaire général de
l'Elysée, Claude Guéant, est sollicitée. Dans ces conditions,
Pierre Falcone et son entourage sont persuadés de bénéficier de la clémence des
juges. Pourtant, à leur grande surprise, le prévenu écope de six ans de
prison et est arrêté à l'audience, le 27 octobre 2009. Alexandre
Djouhri aurait imputé la responsabilité de cette sanction au conseiller
justice de l'Elysée, Patrick Ouart.
En appel, à la fin d'avril 2011, la peine de Pierre Falcone a été réduite à trente mois d'emprisonnement ferme.
E. P. et J.-M. P.