Il parle pour la première fois, trois ans tout juste après la libération d'Ingrid Betancourt et de 14 autres otages colombiens et américains prisonniers de la guérilla des FARC. Officier de renseignement de l'armée de terre colombienne, "Fernando", 39 ans, fut le commandant de la fausse opération humanitaire qui a permis de sortir les otages de captivité, le 2 juillet 2008, en pleine jungle.
Nous l'avons rencontré à Paris, vendredi 1er juillet, avec l'Association des journalistes de défense. Son témoignage est exceptionnel. Il coïncide avec la publication en français d'un livre, Libération des otages en Colombie, de Juan Carlos Torres (Ed. Lavauzelle), fondé sur les documents militaires de l'opération.
L'opération Jaque – "échec et mat" en français – "a rendu aux soldats colombiens leur fierté", explique Fernando. Il y a joué le rôle de Jose Luis Russi Caballero, expert italo-colombien du droit international humanitaire, et négociateur principal. Jaque a été conduite sans armes, grâce à une incroyable action préalable de guerre électronique. Le modèle ? L'opération Fortitude, prélude du débarquement allié en 1944. L'opportunité ? L'élimination peu de temps avant du numéro deux des FARC, Raul Reyes, piégé par une communication satellitaire.
"TOUT A REPOSÉ SUR LA RUSE"
Après l'épisode, la guérilla, méfiante, avait limité ses échanges à la HF. Les années de renseignement qui ont conduit l'armée colombienne à connaître un à un les chefs de la guérilla et leurs entourages ont alors payé.
"Tout a reposé sur la ruse. Nous les avons trompés en nous infiltrant dans leurs communications au moyen d'un faux réseau. C'est à ce niveau que se situe le génie de l'opération. C'est ce qui a permis de créer les conditions de notre intervention au plan tactique", explique Fernando. Dissimulée derrière les identités des chefs et des secrétaires des FARC, l'armée a passé un premier "vrai-faux" ordre, puis deux. "Nous avons lancé les guérilleros dans plusieurs opérations sur le terrain." La ruse fonctionne au point de pousser les FARC à regrouper les otages.
La guérilla, organisation verticale, est divisée en sept régions, des "blocs" eux-mêmes subdivisés en de multiples fronts. C'est le front 1, dans le bloc oriental dirigé par "Mono Jojoy" – tué depuis –, qui détient les otages. Le chef du front 1, Cesar, "est un soldat très intelligent, futé, capable de se rendre compte très vite de toute chose anormale". Il sera complètement trompé.
"Vingt jours avant environ, mes chefs m'ont proposé une opération. Un autre officier avait dit non. Il s'agissait d'une opération sans armes." Les risques sont énormes. L'option d'un raid des forces spéciales est aussi étudiée, sur le modèle de l'opération israélienne à Entebbe, en 1976, en Ouganda.
L'usage de la force est finalement écarté. Car les Colombiens profitent alors d'une autre tentative en cours, celle menée par les diplomates français Noël Saez et suisse Jean-Pierre Gontard, qui négocient avec les FARC. Cette initiative crédibilise l'idée d'un transfert humanitaire. "L'important, c'est qu'on avait vraiment confiance dans l'opération d'intoxication. Il était prévu une coordination avec les forces spéciales si cela tournait mal."
"EST-CE QU'ON LES TROMPE OU EST-CE QUE CE SONT EUX QUI NOUS TROMPENT ?"
Les militaires multiplient les vrais-faux messages de Jojoy à Cesar. Ils finissent par convaincre ce dernier qu'il s'apprête à participer à une opération majeure et qu'il va ainsi entrer dans l'histoire de la guérilla. Il s'agit de transférer tous les otages vers le chef des FARC, Alfonso Cano. "On a créé une histoire", souligne Fernando. Mais une fois le feu vert donné par le président Uribe, le militaire s'interroge toutes les nuits : "Toutes les nuits je me suis demandé : est-ce qu'on les trompe ou est-ce que ce sont eux qui nous trompent et vont nous faire tomber dans un piège ?"
Deux hélicoptères sont repeints pour la circonstance, faux logo compris, et une fausse équipe internationale d'humanitaires est constituée. "La première condition était que ses membres aient déjà tous été en contact avec les FARC. La deuxième, qu'ils aient une apparence étrangère." Les militaires se répartissent les rôles : un journaliste, un médecin et une infirmière, quatre négociateurs. Deux membres des FARC, dont un vrai, complètent le groupe.
Le 1er juillet, tous les neuf sont dans une forêt non loin de Bogota, à attendre le "go". La tension monte car les FARC ne respectent pas les horaires prévus. "Il y avait une grosse pression psychologique. Et des légions de moustiques. Le matin, j'ai trouvé les gens très tendus. Certains sont devenus agressifs. Nous étions dans un endroit très beau, près d'un petit ruisseau. Je les ai appelés et on a prié. Ils m'ont dit après que cela avait renouvelé leur confiance. Nous sommes à 95 % catholiques, et à la guerre, on cherche aussi le secours de Dieu."
"J'AVAIS PEUR"
Le jour dit, l'inquiétude s'accroît : les otages n'ont pas été habillés de blanc comme prévu (on apprendra ensuite qu'ils ont refusé) et les FARC ne répondent pas à une communication radio, vraisemblablement en raison d'un problème technique. "Cela a fait encore monter la pression. On s'est dit qu'on y allait quand même. En descendant de l'hélicoptère, j'avais peur." Le négociateur Cabellero porte un micro pour la coordination. "Si les choses tournaient mal, je devais dire 'j'ai perdu mon portefeuille' pour que l'hélico reparte et qu'on limite ainsi les pertes."
A l'atterrissage, Fernando rencontre un premier guérillero. "Il avait l'air réservé, cela m'a donné confiance. Je lui ai demandé d'un ton autoritaire où était son chef. Cesar est venu. Je lui ai offert comme prévu un cadeau, un livre sur les libérations d'otages. Le journaliste cameraman s'est focalisé sur lui. Il était très aimable. Absolument trompé. Il nous a permis de faire tout ce qui était planifié. A un moment, pour mettre de la pression, j'ai même commencé à donner des ordres aux guérilleros."
"L'UN D'ENTRE NOUS A SAUTÉ SUR CESAR"
L'opération était prévue pour durer entre douze et quatorze minutes. Il s'en écoule vingt-trois avant que l'hélicoptère MI17, chargé de tous ses otages, de Cesar et de son second, décolle. Le deuxième appareil est resté en l'air.
Dans l'hélicoptère, on sait que les deux chefs des FARC sont restés armés, malgré la consigne. Comment les neutraliser ? Lors de la préparation, "on a d'abord pensé mettre quelque chose dans leur boisson, mais cela s'est avéré trop amer. On a essayé un gaz d'autodéfense, mais on a craint que tous soient touchés. On a même testé un appareil électrique sur une poule, mais cela n'a pas marché ! Finalement on s'est entraîné au combat et c'est cela qui a servi".
L'un des mécaniciens devait aller s'assoir à l'arrière droite et passer la main par la trappe de surveillance, le signal pour ceinturer Cesar et son second. "Or c'est lui qui s'est assis là. Je suis allé lui dire que c'était la place du mécanicien. A ce moment, l'un d'entre nous a sauté sur Cesar. Le second a été neutralisé. Mais le chef des FARC a tenté de sauter par la fenêtre arrière. Je suis alors allé vers lui : 'Calme toi, tu as perdu.' Il a répondu : 'Je veux mourir.' Et il s'est battu comme un lion avant d'être neutralisé."
Les otages détestaient le numéro deux, qui avait avec eux un comportement sadique. Ils lui ont donné des coups de pied. Ingrid Betancourt était assise à droite de Fernando, jusqu'à cet instant persuadée d'assister à une énième manipulation de ses ravisseurs. "Je lui ai dit : 'Nous sommes l'armée de Colombie, vous êtes libre.'"
Nathalie Guibert
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