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mercredi 20 juillet 2011

La désaffection des individus face à tous style de pouvoir ou l'individu surpuissant


Source : Le Monde Diplomatique

Extrait de l'article

Les dirigeants occidentaux ne cessent d’en appeler aux valeurs morales. Souvenons-nous avec quelle conviction l’ancien premier ministre britannique Anthony Blair défendait l’idée de « guerre humanitaire » : officiellement, l’invasion de l’Afghanistan avait pour but de développer le pays, de reconstruire les infrastructures et de libérer les femmes. En Irak, une fois admise l’absence d’armes de destruction massive, on trouva vite une nouvelle légitimité à l’occupation : la chute de Saddam Hussein ouvrirait au Proche-Orient la voie de l’Etat de droit et de nouvelles perspectives commerciales. L’illusion ne pouvait durer.

Le décalage toujours plus vif entre discours et faits contribue à délégitimer les systèmes politiques occidentaux dans leur capacité à bâtir un projet d’avenir cohérent, susceptible de justifier leurs actions. Quand seul demeure l’habillage moral, les témoignages sur les opérations quotidiennes de terrain constituent un choc corrosif pour les opinions publiques. Face à l’abrupte réalité, les motifs de l’entrée en guerre apparaissent soudain pour ce qu’ils sont. Ne reste que l’impression d’une machine cynique lancée dans une course folle, qui ne peut nourrir, chez les individus qui s’y sont engagés, aucune identification positive ou pérenne.

La même désaffection peut être observée au sein des grandes entreprises. L’idéologie néolibérale répète aux salariés qu’ils n’ont rien à attendre de leur employeur, qui peut à tout instant les remplacer dès lors que leurs performances ne sont plus en adéquation avec des objectifs en redéfinition perpétuelle. Les techniques de précarisation et de dévalorisation tendent à se généraliser. Parties du bas de l’échelle hiérarchique, elles ont déjà gagné les cadres moyens et touchent aussi les dirigeants. Même si les primes de départ et parachutes dorés offrent à ces derniers des consolations non négligeables, le message est limpide : nul n’est en sécurité. Restructurations et coupes budgétaires peuvent, en un instant, rendre tout un chacun obsolète.

A la généralisation de l’insécurité correspond un effacement progressif des schémas hiérarchiques traditionnels, laissant place à une approche du travail plus engagée et cognitive. Ainsi attend-on des membres d’une organisation qu’ils s’impliquent pleinement, qu’ils soient autonomes, qu’ils fassent preuve d’initiative. Même dans l’armée, exécuter les ordres ne suffit plus : il faut être créatif et personnellement investi. D’où le paradoxe. Comment exiger la loyauté à l’égard de l’employeur, dès lors que celui-ci ne porte plus de projets historiques dignes de grands sacrifices et proclame sa volonté de puiser à tout moment dans un vivier illimité de ressources humaines interchangeables ?

Avec Internet, une infrastructure sophistiquée de communication est désormais à la portée de toute personne à qui cette dissonance fondamentale donne l’énergie et la motivation nécessaires pour « faire exploser le système ». Il suffit de quelques individus compétents et motivés pour rassembler les pièces d’un puzzle et leur donner une forte visibilité. Les stratèges militaires ont défini le profil de l’« individu surpuissant », c’est-à-dire « capable de provoquer de façon autonome une série d’événements en cascade : la perturbation d’un système, son arrêt complet, ou encore l’abolition de règles en vigueur à l’échelle mondiale. L’individu surpuissant se caractérise par une compréhension du fonctionnement et de la connectivité d’un système complexe ; l’accès à une plate-forme de réseaux sensibles ; la détention d’une force qui pourrait se retourner contre la structure ou le système ; et enfin la volonté d’en faire usage ».

La dérégulation des médias et la concentration des groupes de presse et de communication ont contribué au déclin de l’espace public en tant qu’arène démocratique. Les pressions tant économiques que politiques ont conduit les rédactions à privilégier les informations légères (soft news), centrées sur les modes de vie ou faisant la part belle au commentaire, au détriment des enquêtes sur les affaires publiques. Les gouvernements, pour leur part, ont appris les règles du jeu médiatique et font eux-mêmes fuiter les renseignements qu’ils souhaitent voir divulguer. Devenus dépendants des centres du pouvoir qui les informent, les journalistes ont fini par être, en temps de guerre, embarqués (embedded) aux côtés des forces militaires.

Rédactions sans but lucratif

Dans ce contexte, les blogs et le « journalisme citoyen » sont apparus un temps comme la relève de structures médiatiques obsolètes. Si le bouleversement annoncé ne s’est pas produit, la sphère publique connaît néanmoins une lente transformation. Des acteurs différents émergent et enrichissent l’offre. Les risques juridiques inhérents à la diffusion de contenus sensibles leur sont sous-traités : on ne révèle plus soi-même une information dangereuse, mais on analyse celle que révèle tel ou tel site. Dans les cas extrêmes, les données sensibles sont confiées à des sites n’ayant aucun lien financier avec les groupes industriels de médias. Les nouveaux venus tirent profit des médias traditionnels en exploitant à la fois leurs faiblesses (la frilosité) et leur principale force : la capacité à fabriquer et à relayer des histoires destinées à une consommation de masse. La production des enquêtes journalistiques se réorganise et trouve ainsi un nouveau souffle, d’autant qu’elle bénéficie depuis peu de nouvelles sources de financement.

Créé en 2007 aux Etats-Unis, le site ProPublica se présente comme « une salle de rédaction indépendante et sans but lucratif produisant des enquêtes d’intérêt général (...), genre que les médias traditionnels auraient fini par considérer comme un luxe ». En avril 2010, une structure semblable, le Bureau of Investigative Journalism, voyait le jour à Londres. Ces sites Internet travaillent en partenariat avec les organes d’information traditionnels qui diffusent leurs enquêtes. De nouvelles infrastructures, tel DocumentCloud, défini comme « un index de sources documentaires et un outil d’aide à l’annotation, la hiérarchisation et la publication de l’information », se proposent de faciliter la manipulation de larges volumes de données en abolissant les barrières entre salles de rédaction et institutions. Dans ce schéma, les diverses tâches qui caractérisent le journalisme d’enquête — la protection des sources, la recherche documentaire, la collecte, le recoupement et la mise en perspective d’informations, l’aide à la compréhension et la diffusion — sont réparties entre plusieurs partenaires aux modèles économiques différents (entreprise commerciale, association à but non lucratif, réseau) travaillant de concert à faire parvenir l’histoire dans la sphère publique.

Tant que les médias demeureront dépendants de sources internes au pouvoir, leur volonté de travailler sur du matériel réellement sensible restera limitée. Cela est particulièrement vrai aux Etats-Unis, où même le New York Times s’est montré très circonspect dans son exploitation des documents fournis par WikiLeaks, tandis que d’autres organes de presse se déclaraient parfaitement hostiles au procédé.

Felix Stalder

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