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jeudi 21 juillet 2011

Menace sur la liberté d’association en France


Source : Le Monde Diplomatique

Exerçant parfois des activités économiques, les associations pourraient se voir soumises au droit commun de la concurrence et privées de subventions. C’est le sens d’une circulaire récente du premier ministre français François Fillon. En se livrant à une interprétation extensive de la réglementation européenne, le gouvernement porte un coup sévère à la liberté d’association, pourtant garantie par la Constitution.

Dans la plus grande discrétion, le premier ministre français François Fillon a signé, le 18 janvier 2010, une circulaire qui fragilise des centaines de milliers d’associations (1). En effet, en affirmant que « la majorité des activités exercées par [celles-ci] peuvent être considérées comme des activités économiques », la décision gouvernementale étend la réglementation européenne des aides aux entreprises à l’ensemble des subventions attribuées, quel que soit l’objet.

Le début du texte semble plutôt rassurant : les conventions pluriannuelles d’objectifs ne sont pas remises en cause et, renonçant au principe de l’appel d’offres généralisé, le gouvernement maintient la possibilité d’attribuer des subsides. Cependant, il précise qu’« au-delà de 200 000 euros sur trois ans, les subventions pour une activité économique d’intérêt général ne sont acceptables que si elles sont regardées comme la compensation d’obligations de service public ». Par conséquent, pour recevoir un soutien financier, une association doit contribuer à l’application d’une politique publique. Ce qui la rend dépendante des options gouvernementales, sauf à pouvoir se passer de l’aide des autorités.

En outre, le montant des sommes allouées ne peut excéder le surcoût que les services assurés imposeraient à un prestataire privé. La circulaire se réfère en effet au droit européen, notamment à la directive services (2), qui pousse à une interprétation extensible du principe de « concurrence libre et non faussée (3) ». Toutefois, la réglementation édictée par Bruxelles laisse à chaque Etat membre une marge d’interprétation que le gouvernement français se garde bien d’utiliser : elle ne s’adresse qu’aux services économiques d’intérêt général (SIEG), c’est-à-dire aux structures qui exercent régulièrement une activité commerciale sur un marché des biens ou des services. Ce n’est évidemment pas le cas de la plupart des associations ni, pour celles que cela concerne, de la totalité de leurs activités.

Que devient le travail des bénévoles ?

L’initiative du gouvernement touche particulièrement les cent trente mille structures qui emploient entre un et neuf salariés, et au total cent quatre-vingt mille personnes. Lesquelles sont loin de toutes mener des activités économiques : la gestion d’un foyer rural, la défense du patrimoine ou le soutien à des malentendants ne consistent pas à « vendre régulièrement des produits sur un marché ». Il s’agit souvent d’un travail désintéressé effectué par des bénévoles.

En outre, la circulaire met en place un modèle unique de convention avec les pouvoirs publics qui paraît extrêmement lourd pour les petites associations et celles de taille intermédiaire. Cela correspond à la volonté de concentration de plusieurs ministères (culture, affaires sociales).

Les trois mille structures qui emploient plus de cent salariés (trois cent soixante mille personnes au total) peuvent, en revanche, trouver leur compte dans le dispositif gouvernemental. En effet, elles fonctionnent souvent comme des entreprises, même si leurs dirigeants ont parfois conservé leurs convictions de départ. Face à la crise économique, ces grosses associations s’attachent d’abord à leurs propres intérêts et recherchent le compromis avec les pouvoirs publics, au détriment de leurs consœurs plus modestes. Mais cette stratégie ne paie pas toujours : les subventions notifiées au mois d’août 2010 se révèlent catastrophiques pour nombre d’organisations, avec des réductions de parfois 50 %, voire une suppression totale des aides.

Sous couvert de « clarifier et sécuriser le cadre juridique des relations financières » avec les pouvoirs publics, c’est la définition même des associations, fondée sur la gestion désintéressée et l’engagement des membres, qui est niée. Déjà, dans un rapport paru en 2002 (4), le Mouvement des entreprises de France (Medef) estimait que « l’économie dite sociale constitue une distorsion de concurrence ». Il demandait donc « l’ouverture à la concurrence de tous les secteurs de l’économie, la suppression de toutes les distinctions entre l’économie marchande et l’économie sociale, le développement du secteur caritatif ».

Réduction drastique des financements

Sont frontalement remis en cause le principe de libre administration des collectivités locales (article 34 de la Constitution) — qui distribuent la plupart des subventions — et la liberté d’association garantie par la loi du 1er juillet 1901. Ce droit est garanti par le préambule de la Constitution de 1958 et il est singulier qu’une simple circulaire puisse y porter atteinte.

C’est pourquoi plusieurs associations (5) ont déposé un recours devant le Conseil d’Etat, tandis qu’un collectif s’est constitué pour organiser réflexions et actions. Il souhaite faire entendre la voix des associations soucieuses de contribuer à l’émergence d’une société plus humaine (6).

En signant cette circulaire, le gouvernement franchit une nouvelle étape, décisive, dans une politique qui vise à affaiblir et à banaliser les associations : multiplication des appels d’offres, mise en place de critères d’évaluation totalement inadaptés à travers la révision générale des politiques publiques (RGPP) (7), réduction drastique des financements publics... Comme la réforme des collectivités territoriales, la remise en cause des libertés associatives participe de l’affaiblissement de tous les contre-pouvoirs.

(1) « Circulaire du 18 janvier 2010 relative aux relations entre les pouvoirs publics et les associations : conventions d’objectifs et simplification des démarches relatives aux procédures d’agrément », Journal officiel, 20 janvier 2010.

(2) La directive relative aux services dans le marché intérieur, dite « directive services » ou « directive Bolkestein », vise à « simplifier les conditions dans lesquelles un prestataire de services d’un Etat membre peut opérer dans un autre Etat membre ». Adoptée en 2006 par le Parlement européen et le Conseil de l’Union, elle a été transposée en droit français en 2009.

(3) On notera d’ailleurs que la vigilance mise à surveiller la bonne application de ce principe ne s’applique pas au mécénat et aux situations de monopole. Or les distorsions sont plus importantes dans ce cadre que dans l’action de toutes les petites associations réunies.

(4) Mouvement des entreprises de France, « Concurrence : marché unique, acteurs pluriels. Pour de nouvelles règles du jeu », Paris, mai 2002.

(5) Réseau des écoles de citoyens (Récit), Action Consommation, Fédération nationale des foyers ruraux (FNFR), La Vie nouvelle.

(6) Pour en savoir plus : www.associations-citoyennes.net

(7) Lire Laurent Bonelli et Willy Pelletier, « De l’Etat-providence à l’Etat manager », Le Monde diplomatique, décembre 2009.

Didier Minot


Services sociaux : les collectivités dans l'impasse ?

Source : Localtis

Crèches, formation professionnelle, soutien scolaire, aide à domicile, insertion... Sur chacune de ces politiques, faut-il donner des subventions ou passer des marchés publics ? Une question casse-tête pour les collectivités. Mais si certains se retrouvent au tribunal pour avoir apporté une mauvaise réponse, incompétence et étourderie ne sont pas seules en cause : dans un rapport parlementaire, trois sénateurs dénoncent l'opacité juridique du sujet. L'occasion de comprendre que Bruxelles n'est pas seule responsable de vos migraines.

Puis-je donner un local à l'association qui gère la crèche de mon village ? Comment aider la formation "métiers du cheval" dans la maison familiale et rurale du canton ou le Greta du coin ? Comment financer proprement le portage de repas à des personnes âgées à domicile ? Faut-il mettre en concurrence les associations et prestataires de soutien scolaire au risque de se retrouver avec une société qui ne répond pas aux besoins ? Face à ces questions, les collectivités sont souvent démunies. Et seules. Car les services de l'Etat qui assurent le contrôle de légalité de ces décisions ne sont pas beaucoup plus avancés. Dans le doute, soit on donne une subvention en s'assurant qu'il n'y ait pas trop de mécontents, soit on passe un marché public bien pensé qui, curieusement, a souvent pour résultat de désigner l'association que l'on voulait désigner. On copie ce que fait le voisin, on essaie de décrypter ce que dit la circulaire du 18 janvier 2010 sur les rapports entre pouvoirs publics et associations (en lien ci-contre) ou on demande conseil aux fédérations associatives... Cahin-caha, on fait en sorte que le service soit rendu. Mais personne n'est certain d'être dans les clous. Et encore moins d'être à l'abri d'un recours. La région Limousin vient d'en faire l'expérience au sujet de la formation professionnelle (voir notre article ci-contre du 25 mai 2010, jugement confirmé en appel le 21 juin 2011).

Personne n'y arrive, tout est normal

La bonne nouvelle du rapport parlementaire intitulé "Aides d'Etat et services sociaux" qui vient d'être rendu public, c'est que... vous êtes normaux ! En fait, expliquent les sénateurs Annie Jarraud-Vergnolle, André Lardeux et Paul Blanc qui l'ont rédigé, aucune collectivité ne peut respecter à la fois les obligations posées par le droit français et le droit européen. Car sur plusieurs points, ces deux droits sont contradictoires. D'où un vaste bazar, une situation de profonde incertitude juridique dont il est urgent de se préoccuper. Si le rapport n'apporte pas de réponses concrètes aux problèmes que rencontrent les acteurs locaux, il s'agit cependant d'une lecture d'été parfaite pour tous ceux qui veulent comprendre un peu où est le problème. Car l'objectif des parlementaires était clair : "Savoir si la réglementation européenne relative aux aides d'Etat est compatible avec le financement par subvention et si l'activité des associations doit être nécessairement mise en concurrence par le biais d'un marché public ou d'une délégation de service public."

D'abord une pincée de jurisprudence

Les trois députés commencent donc par rappeler les bases. Le principe est le suivant. En droit européen, les pouvoirs publics n'ont pas à favoriser une "entreprise" par rapport à une autre (le terme d'entreprise désigne toute structure publique, privée ou associative qui a une activité économique). Ils n'ont pas le droit de donner des "aides d'Etat" (c'est à dire des aides publiques, pas forcément de l'Etat). Il y a une exception à ce principe. Lorsque l'organisme public ou privé est chargé d'une mission de service public, il est normal de "compenser" les surcoûts occasionnés par cette mission. Aucune directive européenne n'encadre cette exception. Aucun texte ne fixe par exemple comment on fait pour bien compenser et donc quel niveau de subvention on peut donner. Toutes ces règles européennes sont jurisprudentielles. Cet ensemble de décisions de la Cour de justice de l'Union européenne ("jurisprudence Altmark et paquet Monti Kroes") a établi par exemple que en dessous de 200.000 euros sur trois années (soit environ 63.000 euros par an), les aides sont trop petites pour fausser la concurrence donc par principe sont autorisées. Pour qu'une subvention de plus de 63.000 euros par an soit possible, il faut dire clairement que l'entreprise a des obligations de service public précises ("mandatement"), ne pas trop compenser ces obligations (pas de "surcompensation") et prévenir la Commission européenne qu'on donne une aide ("notification"). La Commission dit alors si le droit européen autorise ou non l'aide en question.

Ensuite, une directive Services et une circulaire pas très fiable

A côté de ce paquet de jurisprudence et sans lien avec lui, il y a la "directive Services" du 12 décembre 2006 (anciennement "Bolkenstein"). Cette directive a été adoptée après accord du Parlement européen et du Conseil européen (qui rappelons-le rassemble tous les chefs de gouvernement, donc y compris français). Cette directive a pour objectif de permettre en principe à toute société qui produit des services de travailler dans tous les pays européens. Ceci pour favoriser l'émergence d'un marché unique même pour les services. Mais l'article 2-2 de la directive prévoit que chaque pays reste libre de ne pas appliquer cette règle à certains services, qui sont les "services sociaux relatifs au logement social, à l'aide à l'enfance et à l'aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoin". Chaque pays est libre d'appliquer cette directive comme il le souhaite : soit il choisit de dire dans une loi unique qu'une liste de services sociaux est exclue des règles de concurrence, soit il transpose la directive peu à peu, par petits bouts. Le gouvernement a fait le choix de la deuxième option.
Le piquant de l'affaire est que les deux règles (aides d'Etat autorisée ou pas, exclusion de la directive Services ou pas) ne délimitent pas le même ensemble de "services sociaux". Il est tout à fait possible d'être exclu de l'application de la directive service... tout en restant soumis aux règles dégagées par le juge européen. Et ce, même après transposition complète de la directive, ce qui n'est pas le cas pour l'instant en France.
Pour essayer de clarifier les choses, François Fillon a publié une circulaire sur les rapports entre pouvoirs publics et associations le 18 janvier 2010. Ce texte conseille surtout aux collectivités de bien "mandater" les associations qui travaillent pour elles. Mais, selon les trois parlementaires, le bilan de cet exercice d'explication n'est pas glorieux : la circulaire "ne donne pas d'informations suffisantes pour que les collectivités puissent délibérer sur ce mandatement, protéger leurs services publics et se prémunir contre les futurs contentieux". Elle reste "imprécise et ne constitue pas une base juridique fiable".

Par là-dessus, une dose de droit des marchés publics

En fait, dans cette circulaire, le Premier ministre s'est surtout préoccupé de rappeler aux collectivités l'obligation de respecter le droit (français) de la commande publique. Or ce droit ajoute un étage à l'édifice : la question est de savoir si l'association était à l'initiative du projet. Si c'est le cas, la collectivité peut lui donner une subvention. Dans le cas contraire, si c'est la collectivité qui avait un besoin, il faut passer un marché public, avec mise en concurrence, transparence des procédures, égalité de traitement des candidats, etc. Le souci sur ce point est qu'il est souvent difficile de définir qui est à l'initiative du projet. Dans le doute, les collectivités ont choisi ces dernières années de recourir de plus en plus fréquemment aux marchés publics, dans l'espoir de limiter le risque contentieux. Autrement dit, c'est le droit français, et non Bruxelles, qui a conduit à généraliser les procédures de commande publique sur les domaines sociaux.
Les parlementaires insistent sur ce point : "La réglementation européenne n'impose pas, en soi, le recours à la procédure de passation de marchés publics." La subvention peut tout à fait, à condition qu'on définisse bien les droits et les devoirs de chacun, convenir à Bruxelles.

Que faire dans ce magma?

Cette exploration juridique aboutit, selon les trois sénateurs, à un échec : il est aujourd'hui impossible de dire clairement et simplement quelle règle respecter pour quel type de service. Ceci d'autant plus que les aides publiques prennent des formes très diverses : subventions, aides fiscales, prêts, garanties d'emprunt, mise à disposition de biens et services, etc. Les parlementaires demandent donc d'abord au gouvernement une étude complète de la question pour savoir où sont les risques juridiques.
Ensuite, pour toutes les activités pour laquelle l'aide (subvention mais aussi mise à disposition de locaux, etc.) est inférieure à 200.000 euros sur trois ans, les parlementaires conseillent la subvention, en faisant attention à ce que l'association apparaisse bien comme à l'initiative du projet. Avec un point important, souvent mal connu : depuis la loi du 12 avril 2000, dès qu'on est au-dessus du seuil de 23.000 euros, il faut obligatoirement signer une "convention pluri-annuelle d'objectifs". Ce document permet à la fois de bien définir les droits et devoirs de chacun, et peut répondre au moins partiellement à l'exigence européenne de mandatement. Lorsque c'est clairement la collectivité qui est demandeuse, marché ou délégation de service public sont obligatoires.
Cependant, il ne faut pas se leurrer, les collectivités sont souvent dans une impasse juridique. Pour Annie Jarraud-Vergnolles, "une collectivité qui souhaite mettre en place un service d'intérêt économique général ne peut pas à la fois respecter le droit communautaire et le droit national : ainsi, si la collectivité définit a priori ses besoins de service public, elle relève du champ de la subvention en droit communautaire [avec mandatement, NDLR] mais elle doit procéder par marché public en droit français". Les parlementaires espèrent que le gouvernement prendra position sur le sujet à la rentrée. Comme lecture de plage, Localtis conseille l'excellente bande dessinée de Manuel Paolillo sur le sujet. Il sera toujours temps au retour des vacances de s'attaquer au compte-rendu de la Commission des affaires sociales du Sénat puis au rapport lui-même (liens ci-contre).

Hélène Lemesle


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